L'amère patrie (2) : Indigènes de R.B. en 2006. La France et les RDV de l'histoire.

Publié le par O.facquet

Indigènes - Film 2006 - AlloCiné

« Les plus détestables mensonges sont ceux qui se rapprochent le plus de la vérité »

André Gide

 

Le thème cette année des Rendez-vous de l'Histoire de Blois, La France ?, nous rappelle qu'un fantôme hante le film Indigènes, du cinéaste Rachid Bouchareb, sorti à l'automne 2006. De nombreux fantômes même, et quelques oublis peccamineux, et non des moindres. Nous aurions pu en parler à Blois cette semaine, dans le cadre de l'atelier -le cinéma et les fictions sérielles comme support pédagogique- que nous animions dans ce festival depuis 2016, Cristhine Lécureux (IPR dans l'Académie Orléans-Tours), Emmanuel Gagnepain, Philippe Couannault, tous deux professeurs agrégés d'histoire-géographie, et votre serviteur ; la vie toutefois en a décidé autrement. Comprenne qui voudra (l'amertume n'est pas toutefois notre maison ; place aux jeunes, après tout). Nous aurions pu également évoquer le film Tabor, de Georges Péclet, sorti en 1954, lequel raconte la glorieuse épopée des goumiers marocains, sous l'angle glorificateur des officiers blancs.

 

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Indigènes a été diversement apprécié à sa sortie, pour moult raisons. Le succès populaire fut cependant au rendez-vous : 3,2 millions d'entrées en France. Il a en outre un autre mérite, la fonction réparatrice d'un oubli. En somme, combler les trous de la mémoire coloniale évoqués par l'historien Marc Michel.

 

Indigènes” : une page d'histoire occultée dignement réhabilitée

 

Si la contribution de « l'empire » à l'épopée de la France libre, la place de l'armée d'Afrique dans la campagne d'Italie et le débarquement en Provence du 15 août 1944 (l'opération Dragoon) étaient bien documentées lors de la sortie du film, en revanche, en 2006, la participation des « indigènes » à la libération de notre pays et, à terme, à la capitulation de l'Allemagne nazie, était moins connue.

 

Indigènes - Film 2006 - AlloCiné

 

Ce film rappelle également et utilement que, selon la formule attribuée à Gaston Monnerville, ancien Président du Sénat sous la IV° République, « sans l'empire, la France ne serait qu'un pays libéré ; grâce à l'empire, elle est un pays vainqueur ». Les troupes « indigènes » se composaient de 350 000 soldats, se subdivisant en 260 000 Nord-Africains (140 000 Algériens, 75 000 Marocains et 45 000 Tunisiens), et une centaine de milliers d'Africains et de Malgaches, sous le commandement du général Jean de Lattre de Tassigny (voir à ce sujet : La France libre fut africaine, de Eric Thomas Jennings, en 2014).

 

Indigènes - Film 2006 France - DvdCritiques

 

Que nous dit Indigènes ? En 1943, alors que la France tente de se libérer de l'occupation nazie, nous suivons le parcours terrible de quatre « indigènes », soldats oubliés de la première armée française recrutée dans les colonies françaises d'Afrique du Nord, dont un certain sergent Ahmed Ben Bella, l'un des futurs pères de l'independance algérienne, à la suite du débarquement des Américains en Algérie et au Maroc le 8 novembre 1942, dans le cadre de l'opération Torch.

 

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Dans le désordre, le caporal Abdelkader (Sami Bouajila), Saïd Otmani (Jamel Debbouze), Messaoud Souni (Roschdy Zem) et Yassin (Sami Naceri), un quatuor talentueux touché par la grâce, des combattants réputés pour leur courage, sont envoyés en première ligne après une formation au combat souvent sommaire. Argent pour les uns, amour de la France pour d'autres, foi et espoir en la liberté et l'égalité qu'elle symbolise parfois à leurs yeux, leurs motivations divergent pour un combat similaire : libérer la mère patrie. Le film raconte la découverte de la guerre et de l'Europe en 1943-1944, de l'Italie jusqu'aux portes de l'Alsace, par trois tirailleurs algériens et un goumier marocain.

 

Insurgé contre le cantinier raciste, le soldat compte sur son chef pour le  défendre mais... 😰 | AlloCiné - Les scènes cultes du cinéma | Facebook

 

La guerre leur apporte malheureusement la désillusion face aux discriminations raciales (la séquence éloquente du partage des tomates sur le bateau, la carrière militaire entravée du caporal Abdelkader) mais aussi la naissance d'une conscience politique (le militantisme du caporal). A grade égal, un Algérien doit être subordonné à un Français. A partir de 1943, la solde des soldats indigènes devient toutefois la même que celle d'un combattant français.

 

Indigènes | 2006

 

En effet, le film souligne, et c'est sans doute l'une de ses forces principales, dans quelles conditions d'inégalité et de racisme, plus ou moins larvé, les troupes « indigènes » d'Afrique du Nord et d'Afrique subsaharienne, sont utilisées et combien la reconnaissance de la nation française se révèle au bout du compte décevante, et c'est un euphémisme, tant les pensions des anciens combattants ont été plus que parcimonieusement calculées par la suite -elles restèrent longtemps inférieures à celles de leurs camarades métropolitains et pieds-noirs, inégalité corrigée au debut de ce siècle.

 

Indigènes" : quatre Africains pour la France

 

Force est donc de reconnaître que le film a bien comblé un trou de la mémoire coloniale française, laquelle occupe une place importante dans l'historiographie de la colonisations et de la décolonisation (La gangrène et l'Oubli en 1991, de Benjamin Stora, La France perd la Mémoire, en 2006, de Jean-Pierre Rioux, ou Les guerres de mémoire. La France et son histoire, en 2008, de Pascal Blanchard, en collaboration avec Isabelle Veyrat-Masson). Sans oublier l'écho prégnant dans notre présent de ces enjeux de mémoire -à ce propos, le film se clôt au début du siècle avec Abdelkader âgé et seul, resté vivre dans l'hexagone dans des conditions précaires, éploré sur la tombe de ses camarades morts pour la France.

 

Africiné - Indigènes

 

Qu'il nous soit permis néanmoins de nuancer un des aspects du film. Indigènes offre l'image d'une mobilisation consentie et enthousiaste au service de la France combattante, un engouement qu'il s'agit de sérieusement modérer, puisque nous savons aujourd'hui (voir les travaux à ce sujet de l'historien Bernard Droz) que la participation de la majorité des soldats fut davantage contrainte que spontanée, qu'en définitive elle s'est parfois révélée décevante en raison des nombreux cas d'insoumission, voire de désertion. Le film élude de surcroît quelque peu la présence aux côtés des troupes arabo-berbères de mobilisés européens d'Afrique du Nord, 120 000 hommes, dont les pertes ont été également substantielles.

 

Livre "Cinéma et politique : l'effet Indigènes" d'Edouard Loeb - Il était  une fois le cinéma

 

Tout bien considéré, l'évocation cinématographique de ces épisodes de la Seconde Guerre mondiale, en lien avec l'empire colonial français, rappelle les relations complexes que nouent la mémoire et l'histoire dans le domaine de la colonisation.

 

Indigènes Film 2005 - Télé Star

 

Nous disions précédemment qu'un fantôme au moins hante le film de Rachid Bouchareb. Celui du Soldat Ryan de Steven Spielberg, film sorti en 1998 (avec Tom Hanks et Matt Damon). Dans la façon de filmer les combats, dans la direction d'acteur, pour le son et les décors, dans la mise en scène et le montage, jusqu'au scénario : voyez le fort Alamo, à la toute fin des deux films, où quelques soldats, ici américains, là français, résistent vaillamment aux assauts de soldats allemands bien plus nombreux, mieux armés, avant l'arrivée de renforts qui renversent les rapports de force au détriment de la wehmarcht, après la mort héroïque de défenseurs à la témérité exemplaire. Cela leur valut la reconnaissance de certains métropolitains -le racisme était moins virulent qu'au Maghreb : la belle idylle de Messaoud avec une marseillaise avenante en est la tendre illustration. Les survivants prirent part à la campagne d'Allemagne en 1945, au moment où les revendications d'indépendance s'affirmaient au pays. Le retour sera douloureux. Les soldats d'Afrique noire, quant à eux, furent retirés du front, le haut commandant les jugeant inaptes aux rigueurs hivernale. Passons.

 

Il faut sauver le soldat Ryan : un acteur du film culte révèle que le  tournage a été chaotique

 

Le mythe du Fort Alamo (filmé pour le cinéma par John Wayne en 1960) est remis au goût du jour de manière presque identique par les deux cinéastes (les scènes de ces séquences immersives sont réputées pour leur réalisme et leur violence, pour la cruauté de certaines images de guerre, l'aspect documentaire et la passion du détail). Ils filment l'un et l'autre le sang, la peur, la mort des camarades, d'un frère, et les larmes, à hauteur d'hommes.

 

Cinéma Lyon - Indigènes par Christophe Chabert

 

Indigènes, un film tout à fait honorable, a pour vertu ultime, entre autre chose, de faire en sorte que l'histoire de la colonisation et de ses conséquences contemporaines, n'est plus rien à cacher. Surtout, si le film est une œuvre engagée, il n'est pas militant : le cinéma, comme l'histoire, ne cherche pas à s'ériger en tribunal.

 

Indigènes | 2006

 

Un mot encore pour rappeler la valeur documentaire de productions antérieures à la sortie d'Indigènes, lesquelles n'eurent pas le même succès médiatique et populaire, ce qui n'obère en rien leur mérite : C'est nous les Africains en 1994 de Jean-Marie Fawer, et Ils étaient la France libre d'Eric Blanchot en 2005. Sans oublier, plus récemment, le film de Rachid Bouchareb et de l'historien Pascal Blanchard, sorti en 2014, Frères d'armes.

Pourquoi le cinéma. Long vie, quoi qu'il en soit, au festival d'histoire de Blois, dont nous avons été quelques-uns à permettre l'existence, à notre modeste place. Une pensée reconnaissante pour Francis Chevrier et Jean-Marie Génard. Ils le valent bien.

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Série Frères d’armes, Pascal Blanchard et Rachid Bouchareb Tessalit Productions/Les BDM/INA/Pathé Gaumont Archives (2015)

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Publié dans pickachu

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