La jeunesse écourtée d'un petit chef

Publié le par O.facquet

 

 

Lacombe Lucien

 

 

 

Dans la première partie des nouveaux programmes d’histoire de terminales ES/L, on invite les élèves et les professeurs dans le chapitre deux à s’interroger sur le regard porté par les historiens sur les mémoires de la Seconde Guerre mondiale. Nous pouvons lire, dans un cours rédigé à cet effet dans un des manuels scolaires, cours intitulé Le réveil des mémoires (1958-1980), paragraphe C (Un autre regard sur les années noires), page de gauche, ces quelques mots : « Une image moins glorieuse de la France occupée. A partir des années 1970, les tabous entretenus jusque-là sur Vichy sautent les uns après les autres. Dans la presse ou au cinéma, l’image héroïque d’une France massivement résistante s’efface derrière une représentation plus nuancée et moins glorieuse de la France occupée. Avec des films Le Chagrin et la pitié (1969) ou Lacombe Lucien (1974), le cinéma contribue à la « déshéroïsation » de la guerre ». L’affiche de Lacombe Lucien est reproduite sur la page de droite avec ce commentaire : « Dans ce film réalisé par Louis Malle en 1974, Lucien Lacombe entre dans la Milice après avoir tenté d’entrer dans la Résistance et tombe amoureux d’une jeune femme juive ». Le mythe d’une France unanimement résistante s’effondre. La mémoire des victimes juives de la déportation va enfin être reconnue et étudiée. Soit. Tant mieux. Rien à redire. Le cas Lacombe Lucien continue toutefois de poser des problèmes. A sa sortie le film a provoqué une polémique mémorable. Le temps a passé, les mentalités ne sont plus les mêmes, moult événements sont survenus depuis, le travail des historiens s’est affiné (Olivier Wieviorka), le malaise persiste pourtant à chaque vision. Une œuvre d’art ne peut pas devenir une simple illustration au service d’une réflexion, voire d’un concept, aussi nobles soient-ils. Il s’agit d’aller voir ce qu’elle dit et comment elle le fait.

 

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Pour imposer sa vision non pieuse de l’Histoire, Louis Malle présente des personnages ambigus, ni-tout-noirs-ni-tout-blancs, victimes malheureuses du hasard, portés par des rencontres fortuites, des concours de circonstances, s’exprimant uniquement à l’aide de clichés, ne voyant le monde qu’au travers de stéréotypes en vogue. En somme, la banalité du mal chère à Hannah Arendt, un concept passe-partout récemment ébranlé par les travaux de quelques historiens qui font autorité, à l'instar d'Annette Wieviorka, sans oublier la philosophe Barbara cassin, et la journaliste Annette Lévy-Willard (Eichmann était un antisémite convaincu, un authentique nazi il a participé activement à la Nuit de cristal dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938). Lucien Lacombe est un paysan rustre, brute de décoffrage dirait-on aujourd’hui, un taiseux ombrageux, presque analphabète,  qui prend plaisir à dégommer les oiseaux avec son lance-pierres (derrière le vieux Maréchal veille au grain, pure coïncidence ?). Dès l’entame du film nous assistons à ce spectacle morbide. Que le rapport aux animaux  ait changé de 1944 à 2013, nul n’en disconviendra. N’empêche : le choix de Louis Malle de le montrer à plusieurs reprises sans pitié avec nos amis les bêtes n’est pas anecdotique, ni sans incidence sur le regard que le spectateur porte sur Lucien. Nous sommes en juin 1944, Lucien est un fils de paysan dans une petite préfecture du Sud-Ouest. Il fait des ménages dans un hospice. Son père est prisonnier en Allemagne, sa mère soulage sa solitude avec le propriétaire de la ferme, au vu et au su de tout le monde. Ne pouvant rester chez lui, il cherche à rejoindre le maquis, en vain, devant le refus rédhibitoire de l’instituteur qui le dirige (décidemment, il n’est pas aidé par la vie ce garçon). Un soir, une banale crevaison de vélo devant les locaux des auxiliaires de la police allemande (ne pas confondre avec la Milice, comme le fait le manuel scolaire), fait de lui un collaborateur. Il dénonce même sans penser à mal le responsable de la résistance locale, l’instit, il se retrouve alors embrigadé dans la police allemande, avec tous les avantages afférents. C’est là que le bas blesse. Deux catégories de collabos l’entourent : des soudards avinés égrillards à la plasticité idéologique évidente, d’une part, d’autre part : de petits fascistes franchouillards réduits à l’état de marionnettes douées de la parole. Quelques désoeuvrés s’emploient comme ils peuvent à tuer le temps, entre autres choses. On se tue à nous le dire. Dépolitisation, déresponsabilisation, le tout dans un contexte général caricatural. Serge Daney, ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, dans la critique qu’il lance à l’encontre  de Lacombe Lucien à sa sortie, assassine littéralement le film de Louis Malle, l’accusant à juste titre de prendre en charge le discours d’un paysan collaborateur, d’anéantir les enjeux de la condition paysanne. Au même moment, le philosophe Michel Foucault, dans les colonnes de la revue, analyse la « naturalisation » qu’impose le cinéma Rétro (Portier de nuit de Liliana Cavani, 1974) en ces thermes : « On montre aux gens, non pas ce qu’ils ont été mais ce qu’il faut qu’ils se souviennent qu’ils ont été». S’opposer à cet art de faire passer le représenté pour le réel, rejeter la naturalisation des contradictions, la négation de l’hétérogénéité des êtres et des choses (Daney), l’enjeu est toujours d’actualité. Enseigner à la jeunesse cette histoire revisitée, déconstruire le mythe d’une France tout entière résistante, c’est une chose louable, ne pas porter en revanche à leur connaissance les ambiguïtés parfois nauséabondes dont sont porteurs certains films, réduits en outre à un rôle illustratif, c’en est une autre qu’il est urgent de récuser. Lacombe Lucien prétend apporter de la complexité transgressive là où règne un manichéisme consensuel. En fait, une idéologie se substitue simplement à une autre (tel un grand enfant attardé, le peuple a besoin d'être guidé). Tenter modestement de ne pas en être dupe, autant que faire se peut. Le sujet n’est donc pas épuisé, tant s’en faut.

 

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Revoir Lacombe Lucien sans rien lire ou relire sur le film, sans préjugé, ni a priori. Partir les mains libres à l’abordage. Lucien tombe amoureux d’une jeune femme juive, France, qui se cache dans le village avec sa grand-mère et son père, un tailleur de renom, Albert Horn, après avoir fui Paris pour les raisons que l’on sait. Lucien les persécute, fort de ses pouvoirs de petit chef. Un harcèlement pervers. Petit à Petit, France est attirée physiquement par le jeune homme, avec qui elle finit par coucher (se coucher), au grand damne de son père (France, comme le pays, une métonymie accidentelle ? Déjà en 1966 dans La Grande Vadrouille de Gérard Oury, Louis de Funès partageait le lit d’un officier allemand, chambre 69, sans rire). L’idéal et le pulsionnel cohabitent en nous. Rien de neuf. Sauf que Louis Malle (et son scénariste le romancier Patrick Modiano) s’en fait une idée à la fois puritaine et réactionnaire. Il rappelle qu’il y a aussi de la jouissance dans la servitude, qu’il est en conséquence possible de tomber amoureux de son bourreau. L’ignoble Portier de nuit (une rescapée des camps de la mort –jouée par Charlotte Rampling- retrouve dans un hôtel un SS qui l’a autrefois maltraitée, où ils vont se livrer à des jeux sadomasochistes) ne dit pas autre chose. Le désir sexuel ne peut être que du côté du mal, il pousse les individus à se trahir, à trahir, nous dit avec insistance le cinéaste. Un désir maléfique. Tout compte fait, poussés par des désirs sexuels inconscients, prisonniers d’un destin qui leur échappe, Lucien (Pierre Blaise) et France (Aurore Clément) sont dans le film les deux faces d’une même pièce. Il n’était peut-être pas inutile de souligner cette abjection. De s'inscrire en faux contre ces allégations. Lucien sera condamné à la libération. Personne ne sait si la jeune femme a été tondue.

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Publié dans pickachu

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