Dispositif en question : La Zone d'Intérêt de J.Glazer (2024)

Publié le par O.facquet

La Zone d'intérêt" : Jonathan Glazer réalise un grand film sur la Shoah,  Grand Prix du Festival de Cannes 2023

 

"Fermer les yeux des morts pour garder nos yeux ouverts sur leurs morts"

Georges Didi-Huberman

 

La Zone d'Intérêt, le dernier film de Jonathan Glazer fait parler, il divise, suscite le débat : le public sort clivé de chaque projection. Ce qui présente au moins un avantage, celui de remettre le cinéma au cœur des conversations, en lieu et place de la fiction sérielle, laquelle a fini par sérieusement agacer. Il était temps.

La zone d'intérêt » est une forme extrême d'holokitsch devenu “la banalité”  du bien… | Histoire et société

La Shoah et le septième art entretiennent un commerce pour le moins chahuté. De Nuit et Brouillard (Alain Resnais, 1955) au Fils de Saul (László Nemes, 2015), en passant par Kapo (Gillo Pontecorvo, 1960), Shoah (Claude Lanzmann, 1985), La Liste de Schindler (Steven Spielberg, 1993), La vie est Belle (Roberto Benigni, 1998), Le Pianiste (Roman Polanski, 2002) et/ou aujourd'hui La Zone d'Intérêt, ils sont légion les films ayant suscité des controverses durables à ce sujet, au risque de brouilles définitives entre ami(e)s de longues dates. Avec l'espoir d'atteindre le mal par la racine, en vain souvent.

 

La Zone d'intérêt » : pourquoi ce film s'imposera comme une oeuvre majeure  de 2024 - Elle

 

Après trois minutes d'écran noir déchiré par les notes distordues de la compositrice Mica Levi, le cinéaste nous invite à partager le quotidien de la famille du commandant Rudolph Höss (Christian Friedel), laquelle vit dans une belle villa tout en raffinement, qui jouxte le camp d'Auschwitz (nommé zone d'intérêt par les nazis locaux, villa comprise). Une vie de famille comme une autre, avec ses joies, ses peines, avec les tracas domestiques ordinaires. On y reçoit de la famille, des amis qui font à l'occasion claquer leurs bottes, on y fête des anniversaires, la maîtresse de maison met alors les petits plats dans les grands, elle y veille avec un soin maniaque, les servantes polonaises s'affairent, des employés aux abois en uniforme font de furtives apparitions, les enfants jouent (un quintette blond), parfois se chamaillent, on entretient avec application un jardin extraordinaire, la piscine amuse les petits et les grands (un inquiétant pommeau de douche), l'esthétique des couleurs est en outre un clin d'oeil aux films super 8 tournés jadis par des familles soucieuses de conserver quelques traces du temps qui passe.

 

La Zone d'intérêt», le film qui manquait sur les camps d'extermination - Le  Temps

 

N'étaient quelques bruits (étouffés) incessants et un brin gênants venus de l'autre côté du mur, des cris en tous genres, des coups de feu à répétition, des aboiements rageurs, les allées et venues de la bête humaine, des cheminées bavardes, n'étaient des couleurs rougeoyantes, des odeurs entêtantes et des poussières envahissantes, rien ne distinguerait le quotidien banal de la famille Höss de celui d'un foyer quelconque -les bruits et le führer. Seule une probable mutation inattendue du commandant SS vient perturber le lent déroulé des nuits et des jours de nos bons aryens. Quelques baignades enjouées en rivière rythment leur semaine comme si de rien n'était. 

 

Faut-il aller voir « La Zone d'intérêt » ?

 

Par un bel après-midi d'été Madame Höss et sa mère devisent paisiblement près du potager, la mère est fière de l'ascension sociale de sa progéniture : des parvenues auto-satisfaites. Rien de nouveau. Bercée par le chant des oiseaux, la grand-mère s'est endormie dans une chaise longue : ce qu'elle a de plus profond est son sommeil. Soudain des remugles nauséabonds, sans doute venus d'une cheminée imposante au loin, viennent taquiner les narines délicates de la parente bienveillante. Ils la privent certainement d'un repos estival profitable et mérité -le voyage en train a été pénible. La vie est quelquefois impitoyable.

 

La Zone d'intérêt : critique d'un immense choc de cinéma

 

Le hors-champ concentrationnaire nous sera interdit 1h45 minutes durant. Plus précisément nous ne verrons rien de l'usine de mort. Seuls quelques signifiants visuels et sonores incertains et presque confus, voire flottants, d'un génocide industriel, nous parviennent, au delà de la maisonnée somptueuse, actualisation d'un fantasme aryen bucolique, le voisinage direct d'une réalité cauchemardesque ignorée.

 

La Zone d'intérêt", inhumanité domestique – Citazine

 

Jonathan Glazer respecte l'interdit formulé par Claude Lanzmann, « ne pas représenter, ni fictionaliser la Shoah ». Il met également en images la thèse de Hannah Arendt sur la « banalité du mal ». Rudolf Höss et son épouse Hedwig (Sandra Hüller, impressionnante) obéissent sans barguigner aux injonctions de leurs mandants, ne manifestant que par intermittence leur antisémitisme. Ils n'en restent pas moins des nazis insoumis convaincus, sans scrupule ni remords. Soit.

 

La Zone d'intérêt », « l'Etoile filante », « A Man »... Les films à voir  (ou pas) cette semaine

 

Au risque de passer pour un empêcheur de filmer en rond, disons que le film gêne toutefois ici et là aux entournures. Il n'est pas certain que La Zone d'Intérêt apporte grand-chose à l'art, à l'histoire sur le plan heuristique et pédagogique, tout en plaçant le spectateur dans une situation inconfortable, ce qui a peut-être quelque chose à voir avec la morale, pour le dire vite.

 

La Zone d'Intérêt”, “Argylle”, “La Ferme des Bertrand”, “They shot the  piano player”, “Les Lumières d'Aden” en salle le 31 janvier 2024 - Stimento

 

Ceci posé, précisons notre propos.

Déjà en 1978 la série américaine Holocauste venait titiller ce désir fantasmatique d'aller voir dans la chambre à gaz ce qui s'y passe (il existe même une kyrielle de films pornos sur l'univers concentrationnaire) : un officier SS, via un oeilleton, jouissait flanqué de quelques invités triés sur le volet de l'insoutenable spectacle ; Rudolf Höss à son tour jouit du trou qui lui est offert à la toute fin du film. Le spectateur reste heureusement dans les deux cas sur le pas de la porte. Mais le mal est fait : le tentateur a rempli son office.

 

Bouleversant", "éprouvant"... Faut-il voir "La zone d'intérêt", film sur la  Shoah, au cinéma ?

 

On glose ad nauseam sur le dispositif de Jonathan Glauser et son utilisation ingénieuse et habile de la bande-son. Un dispositif qui laisse (impose?) une place au spectateur. Le tout est de savoir laquelle. Un dispositif indélicat qui joue avec le spectateur : à partir de quand celui-ci va-t-il enfin s'apercevoir qu'il ne prête plus lui-même attention aux bruits suspects émis de l'autre côté de la barrière ? Histoire de bien lui faire comprendre qu'il incarne également à sa façon cette fameuse banalité du mal, en égoïste qui s'ignore. Un défi suspect. Néanmoins de temps à autre il jetterait bien un coup d'oeil au passage. Qui en effet n'a jamais été tenté d'aller jeter un œil dans le jardin du voisin pour voir ce qui s'y passe ? Un pari médiocre sur le voyeurisme ordinaire de tout un chacun.

 

LA ZONE D'INTÉRÊT : chronique | cinemateaser

 

Il y a de surcroît cet autre jeu malsain avec le spectateur : reconnaissez-vous ce qui se cache derrière chaque bruit, à tel ou tel moment du film ? Le raffinement sur le dispositif montre ici ses limites morales. Il est des sujets où certaines précautions préalables sont indispensables. Le génocide des Juifs d'Europe en est un. Il est probablement de ce point de vue indécent de jouer avec les sens du public.

 

Critique : La zone d'intérêt - Critique Film

 

D'autant que le film n'apporte rien à ce que nous ne sachions déjà, à savoir que la boucherie industrielle et la condition humaine ne sont pas incompatibles. Un dispositif peut ainsi se révéler finalement n'être qu'un simple gadget. Lorsque sur le plan esthétique nous assistons à un profond bouleversement formel, inévitablement sur le fond l'oeuvre dit différemment autre chose. Ce qui ici n'est pas le cas. Le hasard des programmations a voulu que Shoah de Claude Lanzmann soit diffusé sur France 2 le soir d'avant la sortie du film : un art du présent, le cinéma comme topologie, la poésie qui jaillit des choses mêmes, pour le coup.

Critique : La Zone d'intérêt - Le Polyester

Osons dire que le jeu video n'est pas loin, avec cette recherche immersive pernicieuse, ce côté escape-game, une immersion parfois nauséeuse comme Chez Nemes, lesté de sa caméra subjective, au coeur des chambres à gaz, dans Le Fils de Saul. Il est des images au sein desquelles le spectateur est en droit de se sentir déplacé, dans un tableau où on l'inclut de force. Le choix est immoral dans le sens où il nous met, lui le cinéaste et moi le spectateur, là où nous ne sommes pas. Là où je ne veux pas me trouver. Ne pas tourner un beau film, seulement un film juste : Nuit et Brouillard et Shoah, pour leur anti-spectacle, voire La Liste de Schindler, pour d'autres raisons, par exemple.

 

Fiche Cinéma - ALAIN RESNAIS - NUIT ET BROUILLARD - 1955 | eBay

 

Il est à craindre surtout que nous ne souhaitions plus être confrontés aux images insoutenables des corps décharnés empilés sur plusieurs hectares avant le passage du tractopelle, après l'ouverture des camps. Seulement en entendre parler : uniquement le bruit du monde. Il n'est peut-être pas fortuit que l'antisémitisme ait repris de la vigueur ces vingt dernières années. Le monde est d'autant plus moral qu'il n'est pas montré n'importe comment disait Serge Daney.

 

La Zone d'Intérêt (The Zone of Interest) de Jonathan Glazer - 2024 -  Shangols

 

La Vie est Belle de Roberto Benigni fut la matrice douloureuse de ce refus de voir, de cette cécité revendiquée, voire souhaitée. L'apologue inoffensif plutôt que l'horreur affrontée de face. Jonathan Glazer quelque part lui emboîte le pas. L'oubli ne viendrait désormais plus des négationnistes patentés (l'ignoble désir qu'il n'y ait jamais eu de chambres à gaz), mais de ceux qui en voulant faire l'ange font la bête. Il faut certainement toujours se méfier des formalistes naïfs, coupables de préférer au contenu des films la jouissance personnelle de leur forme hasardeuse.

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Publié dans pickachu

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