En/quête : "L'histoire d'un secret" (2003) de Mariana Otero

Publié le par O.facquet

 

                                                                       Mariana et Isabelle Otero

 

Pour elle, les années ne se sont pas ajoutées aux années. Elle est jeune, et

sa jeunesse se renouvelle toujours.

                                          Aharon Appelfeld, Histoire d'une vie.

 

 

Faire le point ; un pas en arrière pour mieux avancer. L'histoire d'un secret, donc. Mais aussi : le secret d'une histoire. La petite dans la grande. Et vice versa. On ne dira jamais assez la force du récit d'Anny Duperey : Le Voile noir. Des parents trop tôt disparus, un deuil fragile se fissure une fois la trentaine bien entamée. Des fantômes à renvoyer au terminus des trépassés. Sans billet de retour. A un de ces jours ; sans rancune, et à la revoyure. Au cas où. Plus facile à dire qu'à faire. Le deuil parfait, douteux comme les manuels d'initiation à la psychanalyse en dix leçons et trente euros. Passons.

Anny Duperey : un fichu voile s'étend sur une enfance foutue. Le besoin irrépressible d'y revenir. Je refoule, tu refoules : ça refoule, puis déborde. Inmanquablement. La réussite, l'argent ne changent rien à l'affaire ; impossible d'y couper. La Sonate d'Automne (1978) de Bergman : la mère ne repart pas les mains vides. Un trop plein d'enfance mal digéré. Quand ça vous pète à la gueule : chaud devant ! Vous me devez quarante et un euros... Il faudrait également évoquer le remarquable documentaire de Sébastien Lifshitz : La Traversée (2001). Sa caméra accompagne l'écrivain et critique de cinéma Stéphane Bouquet, parti aux Etats-Unis à la recherche d'un inconnu. Que dire ?

L'Histoire d'un secret (celui de la mort d'une mère peintre -de talent- longtemps cachée à ses deux filles) de Mariana Otero, soeur de l'actrice Isabelle, est un antidote cinématographique à la pornographie télévisuelle. Il paraît que ça se discute (ça vient de la rue), et autres téléréalités racoleuses et indignes. Eh bien, parlons-en. Dans une auto, Mariana Otero scrute son père sans le juger. Il se livre : un plaidoyer pro domo cathartique. Une émotion retenue, une douleur contenue de part et d'autre -pour les protagonistes comme pour les spectateurs. Il faut une maîtrise totale. Des caractères trempés, des tempéraments résolus. Pas de trémolos superfétatoires, de sentimentalité dégoulinante (ne pas se donner en spectacle pour quelques émoluments de plus). D'où une forme froide, voyez le visage fermé de la cinéaste, entre autres, presque laide parfois (pas de belles images). Loin des curées médiatiques surexposées, où sont livrés aux chiens des mères indignes, des pères lâches ou/et déviants, des voisins taiseux, des familles autrefois frappées de cécité, aujourd'hui amnésiques, mais bavardes. La haine !

Du sordide à la chaîne. Sur toutes les chaînes, derrières les grilles (de programmes, verrouillés). Rien de cela avec la famille Otero. L'art comme thérapie. Pour soi, peut-être ; pour le spectateur : une autre affaire. Dans L'histoire d'un secret, on se découvre, en tant que spectateur, comme véritable sujet de désir. Tant l'effort fait pour entrer dans le film est un travail à réaliser avec soi-même. L'artiste n'a rien de précis à vendre. Si le public n'est pas au rendez-vous, l'oeuvre, elle, restera. Ailleurs : la dictature incidieuse de l'audimat. Un échec : tout doit disparaître. Et disparaît en effet.

 

L'art du montage et de la mise en scène : le cinéma, ce n'est rien d'autre, même avec une économie de moyens (comme quoi). Une instance de dévoilement ; un outil émancipateur -sans tambour ni trompette. En définitive, le plus beau, le plus subtil film français du moment, à la barbe des cinéastes/scénaristes hexagonaux, au rebours de leur imaginaire social-fantastique qui sent la pose. Le cinéma : du temps et de l'espace. Faire tenir un moment dans le cadre quelques personnages (vieille préocupation de la famille Vautier-Otero), les engager à s'y mouvoir sans excès, faire en sorte que ça respire entre les images (encore et toujours), qu'elles se répondent sans tapage. Surtout, rien nest imposé, chacun est invité à (re)trouver sa place : parents, enfants, amis de la famille, modèles de jadis, médecins retraités, sans oublier la cinéaste, le spectateur, bien sûr, et les défunts : aucun exclu. Au pinceau, via la caméra, c'est selon. Une affaire de génération ou/et de goût. Qui sait ? Le tableau se tient en tout cas. Dire la souffrance sans hurler. Partir sur la pointe des pieds. Laisser à chacun le temps de passer à autre chose. Au bout du compte, raccompagner ensemble les fantômes à leurs pénates. Il est grand temps d'aller dîner. Et la vie continue. Un mot encore toutefois. Car L'histoire d'un secret est en creux un engagement. Un film engagé, pas militant. Mariana et Isabelle Otero savent ce que s'engager veut dire. Ce que ne pas s'engager provoque. Ne pas s'abstenir surtout. Bonnet blanc/blanc bonnet : ridicule. L'hypocrisie meurtrière de la société patriarcale face à l'avortement. Une mère (Clotilde Vautier) s'automutile puis calanche (fin des années soixante). La macro gangrène le micro. Quelques années plus tard, le 20 décembre 1974 : Simone Veil pleure sur les bancs de l'Assemblée nationale, la tête dans les mains, pour cacher ses larmes, se protéger des éructations gaullo-libérales, et de quelques insultes antisémites. Le Président Valéry Giscard d'Estaing fait livrer le lendemain au ministère de la santé un superbe bouquet. Elle n'oubliera pas le geste élégant. Rare. La loi Veil sur l'interruption de grossesse est enfin votée. Grâce aux voix de la gauche de gouvernement. L'autre a les mains propres, puisqu'elle n'a pas de mains. Grâce aussi au travail séculaire et courageux des féministes : la maîtrise de son corps, celle de son destin, de ses choix simplement.

 

Simone Veil, ministre de la santé, à l'Assemblée nationale en 1975

 

Un film en forme de regret. Rien de rédhibitoire, cependant. La vie suit son cours. Sinueux. Un cri étouffé qui résonnera longtemps dans nos mémoires. Sans compter qu'il y a beau temps qu'on avait pas filmé avec une telle justesse l'affection complice que partagent parfois ceux qui ont poussé sous le même toit. En l'occurrence une affection sororale indéfectible forgée dans la peine. Nous n'oublierons pas. Merci. Mille tendresses.

 

of, mars 2004, texte revisité ce jour

   

Publié dans pickachu

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