L'Enlèvement de Marco Bellochio (2023). Une réflexion sur la question juive.
Marco Bellochio, cinéaste italien de 83 ans, a toujours entretenu avec l'Église catholique des relations plutôt tendues. Disons que, sans manichéisme ni schématisme, il n'a jamais cessé de filmer depuis 1965 contre tous les « pouvoirs dogmatiques », la famille (Le Saut dans le vide, 1980), la religion (Au Nom du Père, 1971), le fascisme (Vincere en 2009) l'armée (La Marche triomphale, 1976), le communisme terroriste (Buongiorno Notte, 2003), la démocratie chrétienne italienne (Esterno Notte, une fiction sérielle, 2022), la mafia (Le Traître en 2019) aujourd'hui le Vatican, un intégrisme religieux, incarné ici, entre autres, par le cardinal Antonelli (Filipo Timi).
L'Enlèvement, donc. Une histoire vraie. La scène s'ouvre à Bologne en Italie en 1858, quand la ville appartenait encore aux États pontificaux : Edgardo Mortara, un enfant juif âgé de six ans (Enea Sala), sur ordre du prêtre inquisiteur, est arraché violemment à sa famille par des brigades du pape-roi, et conduit à Rome dans le collège de catéchumènes (où il retrouve des coreligionnaires), attaché au Saint siège, dans le giron du pape retors Pie IX. Le père, Momolo Mortara, se démène pour récupérer son fils, mais la loi pontificale reste sourde et inflexible, au prétexte que le jeune garçon a été jadis baptisé, à l'insu de ses parents (Fausto Russo Alesi et Barbara Ronchi), par trois gouttes d'eau aspergées à la dérobée et au débotté sur le nourrisson au seuil de la mort, par une bonne non seulement superstitieuse, non moins intéressée (scènes du procès).
La communauté juive locale a beau faire et dire, le pape, ignoble figure maléfique et machiavélique, oscillant entre l'ogre pour contes d'enfants et parrain mafieux, oppose toujours la même réponse à leurs suppliques : non possumus (nous ne pouvons pas). Il s'agit d'asseoir également un pouvoir toujours plus vacillant. Et la loi de l'Église : le dogme religieux appliqué à la lettre, un travers pernicieux qui fait encore tant de mal aujourd'hui.
Le père
La famille Mortara, d'honnêtes citoyens de la classe moyenne bolonaise, est soutenue par l'opinion publique de l'Italie libérale et la communauté juive internationale ; son combat prend rapidement une dimension politique, et des caricaturistes inspirés s'en mêlent. Quoi qu'il en soit, l'enfant doit recevoir une éducation catholique en bonne et due forme.
Un rapt et une conversion forcée : une judéophobie en acte. Edgardo doit renier sa foi, apprendre le latin, aller à la messe et communier. L'âme juvénile est tiraillée souvent par des injonctions contradictoires. Bientôt l'autorité vaticane va être contestée. Et l'unification de l'Italie progresser ; Edgardo a désormais 17 ans (Leonardo Maltese), il a grandi dans la foi catholique. Que va-t-il en faire ? Le reste appartient au spectateur.
le pape Pie IX
Fresque intimiste ou opéra du clair-obscur, L'Enlèvement avance d'un pas assuré au rythme d'un lyrisme mesuré, bercé par des violons tantôt mélancoliques, tantôt claironnants, limpide sans souffrir d'académisme, émouvant sans verser dans le pathos, didactique sans être illustratif, le film offre un récit linéaire qui synthétise plusieurs tendance du cinéma italien, de Visconti (Senso), dans sa tonalité opératique, à Bertolucci (1900 ou Le Conformiste), dans la dénonciation de la rééducation totalitaire.
Souligner bien sûr la qualité du travail de Francisco Di Giacomo, le directeur de la photographie -superbes lumières vespérales. Ne pas oublier surtout d'évoquer le regard tourmenté et effaré d'Edgardo, presque halluciné, notamment interdit devant la figure suppliciée du Christ, sculptée ou peinte, laquelle hante la conscience en alerte du film. Rien d'autre que la violence brutale du monde adulte vue à travers les yeux d'un enfant égaré devant l'arbitraire le plus sordide.
La mise en scène touche au sublime lorsque le fils vient à la toute fin du film au chevet de sa mère mourante. Avec pudeur et subtilité, Marco Bellochio prouve qu'il n'a rien perdu de sa dextérité. Et les dialogues sont à l'avenant. L'hallucinant passage sur les obsèques nocturnes du pape, qui voit une foule en furie chercher à jeter son cercueil dans le Tibre, est un exemple de mise en scène inouïe, dans un récit linéaire maîtrisé de bout en bout.
Transpire en outre du film une indiscutable judéophobie vaticane, pourtant la critique hexagonale l'a souvent passée sous silence, ce qui ne laisse pas de surprendre. Peut-être pas à bien y réfléchir. Rappelons en passant que peuple déicide est une expression anti-juive chrétienne pour désigner l'ensemble du peuple juif comme responsable de la mort de Jésus. Le déicide a servi de prétexte assassin à la persécution des Juifs pendant des siècles. Passion triste ancestrale et bégaiement multiséculaire, la rage anti-juive paraît muter constamment ou se réincarner régulièrement dans des contextes incroyablement dissemblables. Le film de Marco Bellochio en est la preuve flagrante. Ce n'est pas l'actualité récente qui démentira ce détestable invariant. Ici, le Juif a le culot de vouloir s'assimiler, là, de revendiquer ailleurs une souveraineté. Piège infernal. Souvent mortifère.
La mère et son jeune fils Edgardo
D'autant que nous assistons depuis la sortie de L'Enlèvement à un télescopage malheureux entre le thème d'un film (le rapt d'un enfant juif) et une horreur terroriste (de très jeunes gamins juifs pris en otage). L'ironie à la fois funeste et tragique de l'Histoire.
of
Marco Bellochio