Think Greene, séries gagnantes (suite)

à mon père, bien sûr (1942-2009)

On sent parfois, dans le petit monde de la cinéphile, une forme de condescendance marquée à l'égard des séries télé. Au risque du ridicule, nous avons au contraire maintes fois tenté de montrer ici que nombre d'entre elles étaient à prendre avec sérieux et considération. Louis Skorecki, dans la chronique qu'il a tenue dans Libé des années durant, prenait de front ceux qui les dénigraient, comme l'illustre cet extrait (12/2/04), typique de son style (dialogué), acide, provocateur et passionné, tout aussi bien :

Et After Hours ? Chef-d'oeuvre absolu.
Le vide multiplié par le vide, c'est sacrément plein, non ?

????!!!!????

Cela ne parle de rien, c'est du vent. Du vide. Pour
la première fois, la frime de Scorsese fonctionne à plein.

A vide ou à plein ?

C'est pareil.

Et ça chante ?

Pas aussi bien que les personnages de David E.Kelly, évidemment.

Qui ?

Le dernier cinéaste américain, tu ne connais pas ?

Non.

La saga de Boston Public, c'est lui.

Mais c'est de la télé.

Ouvre les yeux et les oreilles, couillon. Ecoute comme ça chante.

Rater un épisode de Boston Public récemment le dimanche, c'était pécher. Itou pour Urgences. John Wells, producteur de la série, tourne lui même en 2001 l'épisode 21 (Sur la Plage) de la huitième saison. Un grand cinéaste. Avec lui, le cinéma continue, son honneur est sauf. Le docteur Mark Greene (l'excellent Anthony Edwards), un honnête homme, souffre d'une tumeur cérébrale virulente qui va l'emporter. Condamné, il passe les derniers jours de sa vie à Hawaï où il a grandi, en compagnie de sa fille Rachel, une ado. Arrivent bientôt son épouse Elizabeth (courageuse et bienveillante) et la petite dernière : Ella. Toute l'équipe du County General de Chicago assiste à ses funérailles. Sobres. John Wells, un cinéaste ? Et pas qu'un peu. Il trouve dans cet épisode les bonnes distances, entre les personnages, entre les choses, entre les choses et les personnages. Une mise en scène exemplaire, soigneusement composée, choisie par le réalisateur pour donner forme à sa vision du monde ; une pensée cinématographique, faite de montages, de plans, d'affects visuels.

Tout sonne juste. Pas de beauté parasite. Nul pathos superflu : face aux états-limites de l'expérience humaine, il faut savoir se taire. Pas un mot de trop, pas de geste déplacé : du grand art. De gauche Urgences ? Démocrate en tout cas. Greene aurait voté Kerry puis Obama. "Sois généreuse" souffle-t-il épuisé à sa fille, après lui avoir confié quel dégoût lui inspiraient les valeurs bushiennes que son père avait autrefois tenté de lui inculquer. Démocrate, sans conteste. La classe : sans tambour ni trompète. 

Enfin, il y a cette élégance au moment où Greene quitte définitivement les urgences -ER pour Emergency Room-, cette façon de l'accompagner avec délicatesse : la caméra prend lentement de la hauteur, le laisse partir petit à petit, seul, dans les rues de Chicago. Un homme, rien qu'un homme. Il revient une dernière fois dans une scène onirique hanter les couloirs du County (où viennent se faire soigner, entre autres, les Chicagoans les plus déshérités : la série s'est souvent fait l'écho des inégalités qui rongent la société américaine ; elle n'a pas attendu M.Moore). La caméra se fait discrète, prudente, délicate, le suit avec précaution. John Wells sait d'instinct qu'"il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une"(Jacques Rivette). Inoubliable.

Ecoutez comme ça chante. Libre ensuite aux téléspectateurs d'imaginer ce qu'ils veulent entre les images, ce qui est une des définitions envisageables du grand cinéma. Génie de la fiction américaine. Mark Greene est mort. Depuis huit ans, son ombre, chaleureuse et protectrice, elle, court toujours. Somewhere over the rainbow...

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