L'espace humain

Publié le par olivier facquet


                      L'espace humain  (rencontre avec G.Moscovite aux cinémas Les Studio)

Belzec (2005), du cinéaste Guillaume Moscovite, occupe une place que les historiens laissent vide pour le moment. Souvent oublié dans l'histoire de la Shoah, Belzec est le tout premier camp d'extermination de l'Aktion Reinhard, le plan nazi d'éradication des Juifs des territoires de la Pologne occupée. En somme : un prototype diabolique voué à un macabre destin.

Plusieurs centaines de milliers d'êtres humains y périront. Sa destruction dans les premiers mois de l'année 1943, témoigne de la volonté nazie d'effacer les traces du génocide. "L'effacement des traces de l'extermination des Juifs d'Europe n'a rien à voir avec l'avancée militaire des Russes ; c'est de la folie nazie qu'il s'agit ici : la négation au préalable du crime le rend ensuite possible" souligne G.Moscovitz, une fois le débat engagé, après quelques minutes de stupeur, ce vendredi 6 janvier au cinéma Les Studio.

Insatisfait de son intervention, il renchérit : "à la violence de l'extermination même, fait écho une autre violence : l'effacement du crime. On ne peut pas répondre au pourquoi ; les nazis eux-mêmes disaient "es gibt keine warum!" Aucune explication n'est suffisante.

Comprendre c'est déjà se mettre à la place du nazi. Il n'existe qu'une seule position éthique : je refuse! Et continuer à faire face à cette violence". Un aîné tutélaire hante le film parmi bien d'autres fantômes : Claude Lanzmann -Shoah est une oeuvre matrice. Même grammaire cinématographique, même éthique : l'interaction d'une parole vivante et de la disparition du contexte qui la fonde. A quelques nuances près. G. Moscovitz ne bouscule pas ses interlocuteurs. Des Polonais âgés, témoins directs ou indirects des massacres : "Le film n'est pas un règlement de comptes" dit-il, "comment a-t-on pu être spectateur d'une pareille horreur? C'est la question à laquelle je souhaitais répondre dans ce travail, qui pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses".
Un spectateur s'interroge sur le choix de la réalisation d'un documentaire plutôt qu'une fiction. "il est impossible de se mettre à la place de l'autre, ce qui conduit à l'impossibilité de la fiction pour traiter de ce sujet-là" répond-il. Axiome lanzmannien. "C'est une question de mise en scène :quelle est ma place dans ce film? Celle des spectateurs? Des témoins et des survivants? Je suis un peu un psychanalyste" dit-il, "qui s'efforce de remettre l'autre à sa place".

Pour que le récit existât, il fallait retracer des frontières, entre la vie, la mort et le meurtre. Lorsque ces frontières tombent, il devient impossible de raconter quoi que ce soit. "Je voulais qu'ils parlent" reprend le cinéaste au sujet des témoins, "je voulais que le film soit une réponse à leur propre silence, ou à leur difficulté à parler. Tout ce qu'ils disent est vrai. Même s'ils ne disent pas tout". Les mains pour certains, le visage pour d'autres, en disent long eux aussi à leur corps défendant. Le charpentier de Belzec, aujourd'hui retraité, témoigne. Il a participé à la construction du camp en 1942. Puis il s'est enfui. Il n'a pas voulu être le spectateur du génocide. " Il y a dans cette fuite quelque chose de remarquable" souligne G. Moscovitz. Le charpentier a dessiné sur le sable le plan du camp. Il efface soudain la chambre à gaz avec son pied. Ce geste nous dit comment tout cela a été effacé. Scène forte et juste. Il efface par là-même ce que nombre de cinéastes se refusent toujours à filmer.

Des cinéastes qui ne veulent pas faire du beau avec l'irreprésentable. G. Moscovitz questionne simultanément les spectateurs que nous sommes, les spectateurs de cette horreur-là : le spectacle de la destruction du monde, l'accouplement morbide de la condition humaine et de la boucherie industrielle. L'espèce humaine abîmée. Seuls les choix esthétiques de Belzec permettent de camper aux limites d'une humanité dénaturée, et d'éviter ainsi de se trahir dans un voyeurisme facile. Les distances mises par le réalisateur entre le sujet filmé, le sujet filmant et le sujet spectateur, protègent l'œuvre de facilités criminelles. Comme chez Resnais et Lanzmann (sans oublier Rithy Pahn et son S21), le film est juste par son anti-spectacle. "Arrêt sur le spectateur, arrêt sur l'image : le cinéma est entré dans son âge adulte. La sphère du visible a cessé d'être tout entière disponible : il y a des absences et des trous, des creux nécessaires et des pleins superflus, des images à jamais manquantes et des regards pour toujours défaillants. Spectacle et spectateur cessent de se renvoyer toutes les balles" a écrit un jour Serge Daney. Comme d'habitude il parle d'or. Si le cinéma est bien l'art du présent, les remords de quelques témoins faussement débonnaires auraient sonné faux. En revanche, lorsque Lucie Jurvillier, interpelle G. Moscovitz sur cette scène stupéfiante où quelques passagers normalement insouciants descendent d'un train sur le quai de la gare de Belzec, à la question de savoir s'il est possible de vivre et/ou de travailler de nos jours près d'un ancien camp, la réponse est sans appel : "non !".

Guillaume Moscovitz a enregistré la violence de notre présent. Attester, malgré tout, de l'effacement et de la destruction. L'art du cinéma "comme pensée et mise en forme de l'absence" (Jacques Mandelbaum). Inutile de s'appesantir sur l'échantillonnage de témoins désespéramment moyens (ce qui n'est pas péjoratif), exception faite de Julia (absente à l'écran) qui a deux années durant caché une jeune fille échappée du camp (Braha Hauffman, sobre et digne : une belle âme). Petites et grandes lâchetés, le poids des contraintes, souvenirs -écrans tous azimuts, un peu de courage parfois, exceptionnellement des actes héroïques : de l'ordinaire et rien d'autre.

Le témoignage de la fille du maire de l'époque est à cet égard exemplaire : "nous étions impuissants face à la violence nazie". Celui de la coiffeuse, jolie femme quarantenaire, en dit beaucoup sur l'actuel refoulement, par la société polonaise contemporaine, de la disparition de 10 de la population du pays pendant la guerre. Le silence gêné de ses concitoyens la révolte, l'enragé même. L'exaspère plus encore l'aveuglement feint de certains, tout comme l'amnésie sélective de quelques témoins. Il faudrait aussi évoquer la colère rentrée d'un vieille dame qui rappelle à son mari oublieux que les nazis ont quelquefois reçu le soutien passif voire actif des gens du coin...

Difficile enfin d'éluder le dialogue courtois mais vif, noué entre un jeune étudiant polonais et Guillaume Moscovitz. "L'antisémitisme qui a sévi dans mon pays dans la première moitié du siècle passé n'est plus désormais un sujet tabou en Pologne" lance le premier. "Il n'empêche qu'une quantité d'exemples précis prouvent le contraire" lui rétorque le cinéaste. Arguments, contre-arguments. Points aveugles référentiels en tout genre. A ce stade, deux questions s'imposent : existe-t-il une date de péremption pour les deuils collectifs? Leurs aînés ne s'étant jamais détachés d'un passé pas très reluisant -malgré tout aimé (c'est celui de leur jeunesse), exiger des jeunes générations polonaises de porter au débotté le poids d'un deuil inentamé, n'est-ce pas trop leur demander? Encore un passé qui ne passe pas, plus précisément, qui n'est pas passé.
Au total : une soirée exceptionnelle. Le débat s'est poursuivi jusque tard. Les salariés ont patienté avec flegme. Qu'ils en soient ici chaleureusement remerciés.

Quelques mots encore de l'historien marxiste Enzo Traverse : " Entre l'été 1941 et la fin 1944, en trois ans et demi, le nazisme effaçait une communauté inscrite dans l'histoire de l'Europe depuis deux millénaires".


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Publié dans pickachu

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