L'appât Dugain (Eugédie Grandet de Marc Dugain, 2021)

Publié le par O.facquet

Eugénie Grandet en Blu Ray : Eugénie Grandet - AlloCiné

 

Eugénie Grandet (2020), le dernier film de Marc Dugain (cinéaste et écrivain), lorgne vers la télévision des Trente Glorieuses (le service public), plus précisément vers les dramatiques télévisées, lieux d'apprentissage culturel et social des citoyens français de l'époque, puisque le petit écran n'avait pas encore renoncé à édifier par le haut un téléspectateur qui en redemandait. Il en a le fond et la forme : ici une adaptation figée, voire monotone, morne, d'un classique de la littérature française, portée par une volonté ambitieuse d'apporter au spectateur mieux qu'un divertissement passager, en un mot une culture homogène et classique. A cet égard, une adaptation de ce roman de Balzac fut réalisée en 1956 par l'ORTF.

L'action des réalisateurs fut souvent comparée aux « hussards noirs de la République », rien d'autre qu'une mise en œuvre du projet de popularisation culturelle, au sens où il entendait offrir au plus grand nombre des chefs-d'oeuvre accessibles, une démocratisation qui s'exprimait au cœur des politiques culturelles du Front populaire (Jean Zay), repris à la Libération comme au début de la V° République (André Malraux), jusqu'à la fin des années 1970. Le modèle était celui du « cinéma de la qualité française », développé dans les années 1930 et 1950 (une construction en séquences, entre autres). Pour se donner une idée de ce que fut une dramatique culturelle, Rembob'Ina sur LCP/Public/Sénat propose actuellement de revoir l'adaptation télévisée d'un monument de la littérature, Le Comte de Monte-Cristo, tournée en 1979 par Denys de la Patellière. un cinéaste de la Qualité française, honnie par les Jeunes Turcs de la Nouvelle vague, François Truffaut en particulier.

Sur les traces du Comte de Monte-Cristo - Cultur'easy

Sur les traces du Comte de Monte-Cristo

Félix Grandet (Olivier Gourmet), froid et cynique, règne sans scrupule en despote dans sa modeste demeure saumuroise où sa femme (Valérie Bonneton) et sa fille (Joséphine Japy) mènent une triste existence sans distraction. D'une avarice insoupçonnable, l'ogre cache à tous sa colossale fortune, le père Grandet s'agace ainsi des beaux partis qui se pressent pour demander la main d'Eugénie. L'arrivée d'un neveu dans la maison du maître vient bouleverser le quotidien de la famille. Eugénie tombe amoureuse du dandy parisien, Charles (César Domboy), orphelin et ruiné, des sentiments vite réciproques, ils s'éprennent avec vigueur l'un de l'autre, ce qui met Félix dans une rage folle, lequel s'efforce de tout mettre en œuvre pour protéger ses biens, même au détriment des siens.

Qu'est-ce qui peut bien aujourd'hui encourager un cinéaste à adapter à l'écran un roman du XIX° siècle ? Une passion pour l'oeuvre de Balzac ? Le défi de mettre en images la veine réaliste du romancier où celui-ci a excellé ? Pourquoi pas.

Illusions Perdues - film 2021 - AlloCiné

A moins que Marc Dugain, à l'instar de Xavier Gianolli récemment avec ses Illusions Perdues, ait cherché à contrer l'impérialisme de la fiction sérielle, en tablant sur le capital culturel de la cinéphilie nationale, afin de l'engager à retrouver le chemin des salles obscures, plutôt désertées depuis les différents confinements, Ce n'est pas impossible. D'autant que les deux cinéastes tirent les ouvrages de Balzac vers des thèmes contemporains, comme la dénonciation du patriarcat et de l'accumulation capitaliste dans Eugénie Grandet. Des thèmes porteurs dans le milieu. Le film est en effet un manifeste poussivement optimiste pour une humanité plus harmonieuse.

Film "Eugénie Grandet"

Eugénie et Charles

Le réalisateur prend d'autres libertés avec le roman. Marc Dugain rend l'oeuvre plus romantique qu'elle ne l'est, au risque de frôler la mièvrerie pourtant étrangère à Balzac. Un mot encore à ce sujet : chez Balzac, Eugénie Grandet, qui ne fait montre d'aucune avarice naturelle, va devenir âpre au gain, insensiblement, en suivant l'exemple de son père, un glissement inéluctable de l'innocence au calcul, de la générosité à l'art d'entasser -ses illusions perdues. Marc Dugain dresse quant à lui le portrait d'une femme libre épris de justice, le film s'éloigne de la sorte de l'observation sociale pour prendre la forme d'une étude psychologique aux accents féministes. Bon.

Pour François Truffaut, toutefois, il était inconcevable de trahir la lettre à ce point, ce qu'il dénonça dans son article Une certaine tendance du cinéma français, publié dans Les Cahiers du Cinéma en janvier 1954. Force est de constater que les critiques adressées au cinéma de la qualité française pourraient s'appliquer au travail de Marc Dugain, lequel se caractérise par un manque de cohérence esthétique et une certaine absence de profondeur ou de substance.

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Félix Grandet

Qui plus est, les acteurs chez Marc Dugain, tous bons, au jeu cependant par trop monolithique, parlent malheureusement comme dans les livres, voire comme au théâtre, ils souffrent en outre d'une forme d'immobilisme, d'un déficit de complexité, la brutalité et la rouerie de Félix Grandet, par exemple, laissent peu de place à une possible sensibilité.

Disons, somme toute, que le souci de bien faire, un sur-moi culturel envahissant (la littérature en l'occurrence), l'accent excessif mis sur les décors, la lumière et les costumes, un esprit de sérieux rigide, une certaine préciosité formelle, prévalent au détriment de la mise en scène -de ses enjeux-, reléguée au magasin des accessoires.

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Eugénie Grandet et sa mère

Déboussolé, le cinéaste trouve dans la pureté du visage photogénique de Joséphine Japy un repère à la fois idéal et rassurant : régulièrement, sans idée préalable à laquelle se raccrocher dans son parcours erratique, il tourne le regard, et le nôtre au passage, entre ombre et lumière, en direction de la belle Eugénie, devenue une bouée de sauvetage désirable, une boussole sécurisante. C'est agréable, mais un peu court, non ? En résumé, que veut nous dire le cinéaste ? Quels enjeux alimentent son travail ? Avec quelle cohérence ?

Marc Dugain a coécrit et réalisé en 2017 L'Échange des Princesses, une adaptation du roman éponyme de Chantal Thomas. Une façon comme une autre, déjà, de fuir son temps, ultra-fluide (J.Baudrillard), de peur d'avoir à en dire quelque chose, pour se réfugier dans de vaines dramatiques culturelles, qui sentent la naphtaline. A l'image de la prolifération incontrôlable des biopics ces deux dernières décennies, l'influence souvent néfaste d'une forme d'adaptation littéraire dans le cinéma français est sans doute à prendre en considération.

Précisons cependant que l'ensemble de la cinématographie de M.Dugain ne manque pas et de talent et de charme, malgré tout.

 

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Publié dans pickachu, album

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