La Maman et la putain. Jean Eustache en 1973.

Publié le par O.facquet

La Maman et la Putain - film 1972 - AlloCiné

 

À l'orée des années 1970, un des plus beaux films du monde, un sommet du cinéma français, met en scène un cruel triangle amoureux. La Maman et la putain (1973), de Jean Eustache, Grand prix au festival de Cannes l'année de sa sortie, soustrait longtemps à l'avidité scopique des cinéphiles, est de retour sur les écrans français, un film culte comme on dit communément -actuellement aux cinémas Les Studio à Tours, rue des Ursulines. Le cinéaste a puisé dans ses expériences personnelles pour entremêler ad nauseam la fiction et le réel. Un cinéma impitoyablement personnel.

Nous sommes en 1972 à Paris. Alexandre (Jean-Pierre Léaud), figure urticante du dandy parisien désoeuvré et désargenté, la trentaine toute fraîche, après avoir échoué à reconquérir la jeune Gilberte (Isabelle Weingarten), une intellectuelle fragile, vit au crochet de Marie (Bernadette Lafont), un peu plus âgée, laquelle fait vivre le ménage grâce à sa boutique de mode. Indolent impénitent, « Je ne fais rien, mais j'ai une vie bien remplie » explique-t-il, entre deux pauses dans des cafés de la rive gauche, un œil acéré sur la clientèle féminine, il rencontre Veronika (Françoise Lebrun), une infirmière de l'hôpital Laennec dans le septième arrondissement de la capitale.

 

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Il organise à son seul profit un manège sentimental et sexuel mortifère. Les deux femmes sont amoureuses de lui, finissent par s'apprécier, et supportent un temps cette situation scabreuse, bientôt douloureuse. L'adolescent attardé, narcissique et un brin autiste, s'écoute jusqu'au vertige discourir, porté par une rare propension à étirer le verbe, il maîtrise comme personne l'ultracrepidarianisme (mot à la mode), élevé ici au rang d'un art bavard. Disons en simplifiant qu'Alexandre est à la recherche d'une mère idéale le jour, qui se transformerait la nuit en maîtresse se prêtant à tous les fantasmes. Rien d'autre que le syndrome de « la maman et de la putain ».

En outre, disons-le : sans le film de Jean d'Eustache, ethnologue de son propre réel, nous n'aurions pas de visages aussi prégnants à mettre sur le souvenir des enfants perdus de Mai 68.

Au festival de Cannes, « La Maman et la Putain », cœur brûlant de l'œuvre  de Jean Eustache

Eustache filme ce qui le travaille : le dandysme, les femmes, Paris et la langue française dans tous ses états. Tradition familiale oblige, il se méfie des rhéteurs gauchistes, des moulins à paroles des sectes maoïstes et trotskistes, tous ces petits bourgeois hors-sol pontifiants qui revendiquent bruyamment l'héritage de Mai ; seule la passion du cinéma le meut, avec l'esprit de contradiction chevillé au corps qui l'anime quoi qu'il arrive. Aujourd'hui la culture woke bannirait le film, vouerait aux gémonies son auteur.

La Maman et la putain: diamant noir sur les solitudes de l'après-68 - Les  Inrocks

Dans l'ouvrage collectif « La Maman et la putain », piloté par Arnaud Duprat et Vincent Lowy, les deux auteurs, après beaucoup d'autres, relèvent « la méprise persistante qui fait de ce film le porte-drapeau des idéaux libertaires de 1968 ». Alexandre est misogyne, il moque le MLF en particulier, les féministes en général, et fustige « la révolution culturelle, Mai 68, les Black Panthers, les Rolling Stones, les cheveux longs et l'underground », un brin réac le jeune homme, loin des clichés sur l'intellectuel germanopratin progressiste des seventies. Il n'écoute à cet égard que des chansons françaises de jadis. Pas de Pop musique, étrangement. Il est également paranoïaque, puisque persuadé que tous ces mouvements sont dirigés contre lui. Individualiste patenté, seule l'intéresse la place qu'il occupe dans le petit monde qu'il lui est donné d'habiter. De toute façon, Eustache avant tout s'échine à identifier puis à enregistrer les points de rupture affectifs entre les individus, quand à la même époque Jean-Luc Godard, de son côté, insoumis maoïste, chasse les ressorts idéologiques des images en mouvement. Eustache se contente, et c'est déjà beaucoup, de mettre à nu ses personnages. Une autofiction aux accents hyperréalistes, un presque huis clos éprouvant.

Le long monologue féministe de Veronika, à la toute fin des 3h40 minutes que dure le film, vient néanmoins tordre le bâton dans l'autre sens, l'émancipation des femmes y est en effet célébrée dans un langage cru, il prive surtout Alexandre du monopole presque exclusif de la parole, symbole du patriarcat soudain ébranlé, « il n'y a pas de putain » lance -t-elle inconsolable. Une tirade inoubliable qui finalement illustre l'ensemble des contradictions de l'époque.

La Maman et la Putain - CinéLounge

La Maman et la putain est un film d'histoire sur une certaine jeunesse des années 1970, une décennie souvent sordide et désolante. On y retrouve les tenues vestimentaires du moment, ce détachement feint, les coupes de cheveux rapidement identifiables, l'air du temps, le brouillard d'époque, la voiture reine, la libération de la parole, la libération sexuelle, un phrasé aujourd'hui désuet, Eustache fait son travail d'ethnologue. Le tout dans une atmosphère neurasthénique. On ne parle que très rarement politique, rien sur l'union de la gauche qui vient d'être scellée, rien sur la guerre du Vietnam, le grand soir semble passé de mode, et le libertinage davantage une souffrance qu'un épanouissement personnel et/ou collectif. On rit peu et mal, la tendresse devient un lointain souvenir, on se cherche pour rarement se trouver, on parle beaucoup de baise, peu d'amour finalement, on se montre paradoxalement égoïste : pulsions archaïques versus illusion du progrès, des invariants anthropologiques, s'impose alors une sourde solitude que rien ne vient soulagée, en somme une jeunesse déboussolée qui, après avoir largué les amarres, peine à retrouver sa route, et parfois se perd irrémédiablement. Certaines stars du rock ont cherché en vain dans la drogue une introuvable porte de sortie (Janis Joplin, Brian Jones, Jim Morrison ou Jimmy Hendrix). Les sixties et leurs insondables promesses sont évanescentes.

Romain Goupil mettra tout cela en images en 1982 dans son film  Mourir à Trente ans, où il évoque le suicide de Michel Recanati le 23 mars 1978, qui avait représenté les Comités d'actions lycéens en Mai 1968. Durs lendemains qui déchantent.

La maman et la putain' : une restauration "magnifique" pour "un film  totalement inactuel et intemporel"

Jean Eustache

Jean Eustache est né avec la Nouvelle Vague, un peu après, mais peu importe, il en avait les mêmes exigences, les mêmes refus. Il était aussi quelque part un classique, lorsqu'il nous invite deux longs métrages durant à réfléchir sur nos désordres intérieurs et les dysfonctionnements de la société qui est la nôtre (Mes petites amoureuses en 1974). Il s'est donné la mort à 42 ans le 5 novembre 1981, soit sept mois après l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Serge Daney souligne, dans un article en forme d'hommage publié le 6 novembre de la même année, dans les colonnes du quotidien Libération, que Jean Eustache « ressemblait trop à son époque pour y être à l'aise. Il a fini par perdre. Tant pis pour nous ». Une fois encore il écrit d'or.

Les pratiques artistiques transforment-elles le monde ? Vaste programme. Notre petit monde portatif, peut-être. Cours camarade : le vieux monde est devant toi !

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La maman et la putain

Publié dans pickachu

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