Mad Men (Le Loup de Wall Street de M.Scorsese)

Publié le par O.facquet

 

 

Le choc Scorsese : Le Loup de Wall Street, The Wolf of Wall Street dans la langue de Shakespeare. Scorsese vient rappeler qui est le patron. Comme un ouragan. Sortir le jour de Noël un tel film sur les turpitudes du petit monde amoral de la finance new-yorkais, au moment même où certains fêtent la naissance du prince des déshérités, expose l'audacieux à des bien interrogations suspicieuses : opportunisme marchand ou provocation idéologique ? Et l'un et l'autre ? Allez savoir (et voir). Un choc cinématographique, oui, incontestablement. Du genre de ceux qu'on peut compter sur les doigts des deux mains (dès maintenant).

Scorsese a adapté l'autobiographie de Jordan Belfort (Leonardo DiCaprio), rédigée à sa sortie de prison en 2005. Venu de nulle part, Belfort est un jeune loup courtier en bourse parti à l'assaut de Wall Street dans les années 1980/1990, flanqué d'une bande de pieds nickelés fous furieux, ivres de leur ivresse, bientôt eux-mêmes accompagnés d'une meute d'ambitieux prête à tout, au cynisme assumé, à l'ironie abrasive. Au faîte de sa puissance, il est arrêté en 1998 par le FBI pour avoir participé à une gigantesque arnaque. Il va passer quelques années à l'ombre après avoir fait en partie la lumière auprès des autorités compétentes sur la corruption régnant à Wall Street.

 

 

 

Personne n'a attendu The Wolf of Wall Street pour se faire une petite idée du peu de scrupules qui travaillent les agités sans vergogne de la finance mondiale, aux États-Unis, comme ailleurs. D'où que le film n'est pas une œuvre engagée, moins encore militante. Pas le genre de la maison. Foin de manichéisme, même si l'écosystème mis en scène n'est pas sa tasse de thé, tant s'en faut -l'hypertrophie vulgaire de la doxa managériale néolibérale porte en son sein sa propre caricature : le sens du dérisoire a toujours été présent chez Scorsese. L'objectif du cinéaste n'est pas de faire œuvre de journaliste, rien à dire, ni à montrer de nouveau. Pas de révélation particulière. L'essentiel de l'effort porte sur la forme du film, au caractère monstrueux, extravaguant, à la limite du délire pathologique, une course folle sans fin, à en perdre haleine, Woody. Au risque de la boursouflure pathétique et du surrégime. Martin Scorsese s'est emparé de son sujet avec une gourmandise pantagruélique, à bras-le-corps, d'une façon hors du commun, un souffle de folie parcoure le film de part en part, comme rarement au cinéma. Libido débridée, consommation effrénée de stupéfiants en tout genre, l'alcool coule à flot, bimbos qui ont vu le loup plus qu'à leur tour, aucune limite, aucun tabou, pulsions animales archaïques (le film est une ménagerie, taureau, lion, loup et singe, comme la monnaie), volonté de puissance, le pouvoir et l'argent, l'argent et le pouvoir : le pouvoir de l'argent ; ça part dans tous les sens, on ne sait où donner des yeux, de la tête et des oreilles : un flot verbal intarissable, une logorrhée épuisante assaillent le spectateur. Sans parler de la bande-son, géniale as usual. Un vrai tsunami. Notons que Le Loup de Wall Street est aussi drôle qu'il est outrancier. On rit énormément, de tout, de la plus petite pitrerie, nous voici contaminés.

 

 

Dès l'entame, Belfort/DiCaprio s'adresse à la caméra, nous prend par la main, et nous entraîne trois heures durant dans un tourbillon infernal. Leonardo DiCaprio est au sommet de son art. Il campe un Jordan Belfort insaisissable, tantôt ami attentionné, amant attendri, père affectueux, tantôt patron roublard, excessif halluciné, manipulateur odieux, ou colérique impénitent, petit à petit enfermé dans un délire paranoïaque. Il incarne sans faux pas, ni lourdeur, avec justesse, un jouisseur loufoque amoral sans foi ni loi. Partant, Scorcese et DiCaprio osent tout, franchissent toutes les limites, ne s'interdisent rien, prennent tous les risques (Jordan Belfort, himself, apparaît dans le film dans la peau d'un journaliste exubérant. Ce qui en dit long sur leur complicité, cinq films après. Défoncé aux médicaments, Belfort s'efforce par tous les moyens de rentrer chez lui pour faire taire son collègue et ami, Donnie Azof, (l'excellent Jonah Hill), allumé sévère aux mêmes substances, pendu à un téléphone mis sur écoute par le FBI. Scène inénarrable, les images elles-mêmes semblent sous l'emprise de la drogue, on pense bien sûr aux dernières minutes des Affranchis (1991). De telles séquences sont légion. Le même Dany Prush, hystérique, comme possédé, fou de joie, se masturbe en public pour fêter les bons résultats du groupe, dans une euphorie collective insensée. Une obscénité sans conséquence. Fascinant. Le film est un shoot permanent. The Wolf of Wall Street creuse en effet une veine souterraine de l'oeuvre de Martin Scorsese, celle de la comédie bouffonne (La valse des Pantins en 1982 ou/et After Hours en 1986), ici une bouffonnerie triviale : voyez DiCaprio défonsé ramper à quatre pattes jusqu'à sa voiture. On reste cul-par-dessus-tête. De purs dérèglements burlesques cocaïnés. Faut-il évoquer le lancer de nains ? Sans oublier cette séquence tombée du ciel, dans laquelle, pour la bonne cause, au cœur de la capitale britannique, Belfort cherche à se taper la vieille tante londonienne de sa femme, Nadine Belfort (Margot Robbie, parfaite, ô que oui!).

 

 

 

The Wolf of Wall Street est une œuvre somme démesurée, un mouvement perpétuel frénétique. Rien n'est oublié. Le film est, entre autres choses, l'inconscient à ciel ouvert sans sur-moi de l'Histoire des État-Unis d'Amérique, quelque part la nôtre au passage (la preuve : Jean Dujardin joue un banquier suisse véreux – un pléonasme cher Cahuzac?-, et Plastique Bertrand pousse la chansonnette). Des premiers colons aux Pères fondateurs (évoqués), en passant par la glorification de la libre entreprise et de son héros de prédilection, le self-made man, les valeurs d'une certaine Amérique irriguent le film. Belfort, pour électriser ses employés, prêche comme un pasteur protestant exalté devant des fidèles survoltés dans un temple transformé en salle de spectacle. Voire un politique enflammé, au lyrisme religieux, candidat aux primaires US devant un parterre d'électeurs potentiels chauffés à blanc. L'entertainment nord-américain. Il faudrait aussi dire un mot des multiples clins d'oeil au cinéma américain quand il se penche sur le monde du spectacle et des affaires (All about Eve ou Citizen Kane, pour ne prendre que ces deux seuls exemples).

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Le Loup de Wall Street passe de la grande fresque hystérique à la satire corrosive sans coup férir, avec une facilité déconcertante, la virtuosité de Scorsese laisse sans voix (ce qui n'est pas le cas des personnages). Ce qui explique que le film est tout ce que l'on veut, excepté une œuvre militante bien engagée. Une dérision bienvenue l'en empêche. Il est empreint en outre d'une ambiguïté féroce qui lui donne toute sa force. Lorsque des agents incorruptibles du FBI viennent l'interroger sur son yacht, Belfort lance à l'un d'entre eux : « Ne regrettez-vous pas d'avoir renoncé à une carrière de courtier quand vous prenez le métro ? ». Le même agent, à la fin du film, rejoint sa tanière en métro, le regard vide qu'il jette sur les travailleurs modestes éreintés au visage fatigué entassés dans la rame, laisse songeur : exprime-t-il de l'empathie ou des regrets ? Nous le saurons jamais. La dernière séquence est plus terrible encore. Sorti de prison, Jordan Belfort repart en tournée. Une salle hypnotisée, à la naïveté cupide coupable, boit les mots du bonimenteur, dans l'attente de recettes rapides et faciles -gagner plus, toujours plus-, venues du bateleur d'estrade, au bagou inentamé, ensorceleur tel un gourou aux pouvoirs de conviction abjectes mais efficaces. Personne n'est épargné. Les thèmes scorsesiens sont convoqués, les notions catholiques de bien et de mal, le machisme, la violence, la perdition, la grandeur et la décadence, la déchéance autodestructrice, exceptions faites de la culpabilité et de rédemption, les grandes absentes du Loup de Wall Street. La furie n'est pas cette fois-ci expiatoire. L'amertume glaçante (un froid de loup) d'un artiste vieillissant blasé désormais sans illusion ? Il est urgent de voir le film sans se prononcer à ce sujet.

 

 

Quelques mots encore. Jordan Belfort et ses acolytes déjantés sont des purs produits de l'époque. Ils évoluent dans un espace public voué à la distraction, où tout se vaut. L'enfance se voit dénier (des niais) de son insouciance et de la liberté de s'amuser, les adultes, quant à eux, sont traités comme des gamins et sommés de se divertir à en mourir, sans jamais rien prendre au sérieux (voir l'infatigable jubilation infantile des personnages de The Wolf of Wall Street). Jordan Belfort n'en reste pas moins une ordure de première. Martin Scorsese et Leonardo DiCaprio vous présentent leurs meilleurs vœux.

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Martin Scorsese et Leonardo DiCaprio

Publié dans pickachu

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